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Le pilote posa son hélicoptère sur un petit aéroport près de Charleston. Il coupa le moteur puis descendit et attacha l’une des pales du rotor à la queue de l’appareil.
Il avait le dos et les bras raides après toutes ces heures de vol et il se livra à des exercices d’assouplissement en se dirigeant vers le bureau situé près de la piste. Il ouvrit la porte et entra.
Un inconnu était installé dans l’étroite pièce, lisant un journal. Il paraissait chinois ou japonais. Il abaissa son journal, dévoilant un fusil à canon scié.
« Qu’est-ce que vous voulez ? demanda stupidement le pilote. *
— Des informations.
— Vous vous trompez d’endroit, répondit le pilote, levant instinctivement les mains. Ici, c’est un service d’ambulance par hélicoptère, pas une bibliothèque.
— Très drôle, fit l’Asiatique. Vous transportez également des passagers.
— Qui vous a raconté ça ?
— Paul Souvorov. Un de vos amis russes.
— Jamais entendu parler de ce type.
— Vraiment ? Il a pourtant passé presque toute la journée d’hier avec vous.
— Qu’est-ce que vous voulez ? » demanda le pilote avec un petit frisson de peur.
L’Asiatique répondit avec un sourire malveillant :
« Vous avez dix secondes pour me donner l’endroit exact où vous avez déposé Souvorov et les deux autres. Passé ce délai, je vous fais sauter un genou. Et je vous accorde ensuite dix nouvelles secondes au bout desquelles vous pourrez dire adieu à toute vie sexuelle. (Il posa le doigt sur la détente.) Je commence à compter… Un-deux… »
Trois minutes plus tard, l’homme sortait, verrouillant la porte derrière lui. Il se dirigea vers une voiture garée non loin, se glissa au volant et prit un chemin sablonneux en direction de Charleston.
Il n’avait effectué que quelques centaines de mètres quand un torrent de flammes jaillit du toit du bureau, teintant d’orange le ciel couvert.
Pitt passa la journée à éviter les reporters et les enquêteurs de la police. Il s’était réfugié dans un pub tranquille de Rhode Island Avenue, installé dans un box à l’écart, contemplant d’un air maussade son sandwich à peine entamé et son troisième Manhattan, un cocktail qu’il ne buvait qu’en de très rares occasions.
Une serveuse blonde en minijupe et bas résilles s’arrêta à sa table.
« Vous êtes la personne la plus pitoyable de cette salle, fit-elle avec un sourire tout maternel. C’est votre femme ou votre petite amie que vous avez perdue ?
— Pire, répondit Pitt tristement. Ma voiture. »
Elle lui lança un regard qu’elle devait réserver aux Martiens et aux fous, haussa les épaules et alla s’occuper des autres clients.
Pitt demeura un long moment les yeux fixés sur son verre. Il avait perdu l’initiative. C’étaient maintenant les événements qui le dirigeaient. Savoir qui avait tenté de le tuer ne lui procurait qu’une mince satisfaction. Seuls les Bougainville avaient un véritable motif, Il les serrait de trop près. Pas besoin d’être un génie pour en arriver à cette conclusion.
Il était furieux contre lui-même pour s’être contenté de s’amuser comme un gamin à saboter leurs opérations financières pendant qu’eux se livraient à des jeux d’adultes. Il se sentait comme un chercheur de trésor qui aurait découvert un coffre bourré de pièces d’or en plein milieu de l’Antarctique et qui n’aurait aucun endroit pour les dépenser. Son seul atout, c’était qu’il en savait plus qu’ils ne se l’imaginaient.
Ce qui le préoccupait, c’était le rôle éventuel des Bougainville dans l’affaire de l’Eagle. Il ne voyait aucune raison à ce sabordage et à ces meurtres. Le seul lien, et bien ténu encore, était cette pléiade de cadavres coréens.
Peu importait. Après tout, c’était le problème du F.B.I. et il était ravi d’en être débarrassé.
Il était maintenant temps de passer à l’action. La première chose à faire était de rassembler ses troupes. Là non plus, pas besoin d’être un génie pour en arriver à cette conclusion.
Il se leva et se dirigea vers le bar.
« Je peux téléphoner ? »
Le barman, un Irlandais au petit visage pointu, lui lança un regard morne.
« Ici ?
— Non, mais n’ayez pas peur, je vais utiliser ma carte de crédit. »
Le barman haussa les épaules et posa un téléphone au bout du bar, à l’écart des autres clients.
« Désolé pour votre voiture, Dirk. Je l’ai vue une fois. Une vraie merveille.
— Merci », fit Pitt.
Il donna le numéro de sa carte de crédit à l’opératrice et attendit la communication. « Casio, enquêtes et filatures.
— Dirk Pitt à l’appareil. Sal est là ?
— Un instant, je vous prie.
— Dirk ? fit la voix de Casio quelques secondes plus tard. J’ai essayé de vous joindre toute la matinée. Je crois que je tiens quelque chose.
— Oui ?
— Une piste que j’ai dénichée dans les dossiers du bureau maritime. Six des marins coréens enrôlés sur le San Marino avaient déjà navigué. La plupart pour des compagnies étrangères. Mais tous les six avaient un point commun : à un moment ou à un autre, ils avaient servi à bord de bateaux appartenant aux lignes maritimes Bougainville. Vous connaissez ?
— Et comment ! »
Pitt entreprit alors de mettre Casio au courant de ce qu’il avait découvert grâce aux ordinateurs de la N.U.M.A.
« Nom de Dieu ! s’exclama le détective avec incrédulité. Tout colle !
— Et votre bureau, il a quelque chose sur l’équipage coréen après la disparition du San Marino ?
— Non. Absolument rien.
— D’après ce que je sais des Bougainville, ces hommes ont dû être assassinés. »
Casio garda le silence et Pitt devina ce qui se passait dans sa tête.
« Merci, Dirk, finit-il par déclarer. Vous m’avez aidé à retrouver les meurtriers d’Arta. Maintenant, c’est à moi de jouer. Et seul.
— Ne me sortez pas ce couplet absurde de la vengeance personnelle, répliqua sèchement Pitt. Et puis vous ignorez toujours qui est le véritable coupable.
— C’est Min Koryo Bougainville, affirma le détective d’une voix vibrante de haine. Qui voulez-vous que ce soit d’autre ?
— La vieille a peut-être donné les ordres, mais elle ne s’est pas sali les mains. Ce n’est un secret pour personne qu’elle est clouée dans un fauteuil roulant depuis dix ans. On n’a publié d’elle aucune interview et aucune photo depuis l’époque de Nixon. Pour ce qu’on en sait. Min Koryo Bougainville n’est plus qu’une infirme sénile et grabataire. Elle est même peut-être morte. Elle n’aurait jamais pu balancer elle-même tous ces cadavres par-dessus bord.
— Vous pensez à un véritable syndicat du crime ?
— Vous connaissez un meilleur moyen pour éliminer la concurrence ?
— Maintenant, vous insinuez qu’elle fait partie de la Mafia ? grommela Casio.
— La Mafia ne tue que les indicateurs et ses propres membres. Toute l’intelligence du scénario de Min Koryo est qu’en assassinant des équipages entiers pour s’emparer de navires appartenant à d’autres armateurs, elle s’est bâti un empire pratiquement pour rien. Elle avait juste besoin de quelqu’un pour organiser et orchestrer ces crimes. Ne vous laissez pas aveugler par la haine Sal. Vous n’avez pas les moyens de vous attaquer seul aux Bougainville.
— Parce que vous, vous les avez ?
— L’union fait la force. »
Il y eut un nouveau silence. Pitt crut que la communication avait été coupée.
« Vous êtes toujours là, Sal ?
— Oui, répondit finalement le privé d’une voix pensive. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?
— Prenez l’avion pour New York et rendez une petite visite aux Bougainville.
— Pour fouiller leurs bureaux ?
— Disons que vous pourriez utiliser vos talents à tâcher de découvrir des éléments intéressants qui ne sont pas apparus sur les ordinateurs.
— J’en profiterai pour installer des micros.
— C’est vous le spécialiste, fit Pitt. Ce qui va jouer en notre faveur, c’est que vous venez d’une direction qu’ils ne soupçonnent pas. Moi, ils m’ont déjà dans le collimateur.
— Vous êtes sûr ?
— Ils ont essayé de me tuer.
— Mon Dieu ! murmura Casio. Comment ?
— Une bombe dans ma voiture.
— Les salauds ! Je pars pour New York cet après-midi même. »
Pitt raccrocha puis regagna sa table. Il se sentait mieux après avoir parlé au détective et il finit son sandwich, Il sirotait son quatrième Manhattan quand Giordino arriva.
« Alors, tu noies ton chagrin ?
— Ouais.
— Tu permets que je te tienne compagnie ? demanda son adjoint en s’installant. Tu sais, l’amiral s’inquiète à ton sujet.
— Dis-lui que je paierai pour les dommages provoqués dans le parking.
— Sois sérieux une seconde. Le vieux est fou de rage. D n’a pas lâché les gens du département de la Justice de toute la matinée, exigeant une enquête prioritaire sur cet attentat. Pour lui, s’attaquer à toi, c’est s’attaquer à la N.U.M.A. tout entière.
— Le F.B.I. fouine du côté de chez moi ? »
Giordino acquiesça :
« Ils ne sont pas moins de six sur l’affaire.
— Et les journalistes ?
— Je n’ai pas pu les compter. Qu’est-ce que tu croyais ? La bombe qui a désintégré ta voiture t’a aussi projeté en haut de l’affiche. C’est la célébrité. Première tentative d’assassinat à l’explosif en ville depuis quatre ans. Que ça te plaise ou non, mon vieux, tu es une vedette à présent. »
Pitt éprouva une certaine satisfaction à la pensée d’avoir effrayé les Bougainville au point de les amener à se découvrir ainsi. Ils avaient dû apprendre qu’il était sur leur piste. Mais pourquoi cette réaction si brutale et excessive ?
Le faux communiqué annonçant qu’il avait retrouvé le San Marino et le Pilottown les avait sans doute alertés, mais ils n’avaient aucune raison d’agir avec tant de précipitation. Min Koryo n’était pas du genre à paniquer. Elle n’avait même pas bronché devant la fable qu’il avait racontée aux journaux.
Comment les Bougainville avaient-ils compris qu’il s’intéressait à eux ?
Ils n’auraient pas pu l’associer au piratage de leurs ordinateurs et organiser l’attentat dans un aussi bref délai. La vérité, alors, lui apparut. L’idée avait sans cesse effleuré son esprit, mais il l’avait repoussée car elle ne cadrait pas avec le reste. Mais maintenant, c’était aveuglant.
Les Bougainville avaient fait le rapport entre l’Eagle et lui !
Il était tellement absorbé dans ses pensées qu’il n’entendit pas Giordino lui dire qu’on le demandait au téléphone.
« Tu as l’air d’être à des années-lumière », fit celui-ci en lui désignant le barman qui brandissait l’appareil.
Pitt se leva et se dirigea vers le bar.
« Allô ! », fit-il.
La voix excitée de Sally Lindemann lui répondit :
« Dieu merci, je vous trouve enfin. J’ai essayé de vous joindre toute la journée.
— Que se passe-t-il ? Il n’est rien arrivé à Loren ?
— Je ne crois pas. C’est-à-dire que je ne sais pas, balbutia Sally.
— Prenez votre temps et expliquez-vous, fit gentiment Pitt.
— Elle m’a appelée au milieu de la nuit depuis le Leonid Andreïev pour me demander de me renseigner sur le président de la Chambre, Alan Moran. Elle ne m’a donné aucune explication. Elle m’a simplement dit de prétendre qu’il s’agissait d’une erreur quand j’aurais réussi à lui parler. Ça vous paraît normal ?
— Vous avez eu Moran ?
— Pas vraiment. Le sénateur Larimer et lui étaient censés pêcher ensemble près de Quantico. Je me suis rendue sur place mais personne n’était au courant de leur présence.
— Loren n’a rien dit d’autre ?
— Les dernières paroles qu’elle a prononcées au téléphone étaient : « Appelez Dirk et dites-lui… » puis on a été coupées. J’ai tenté plusieurs fois de la joindre, mais en vain.
— Vous avez informé la standardiste du bateau qu’il s’agissait d’une urgence ?
— Bien sûr. On m’a répondu que mon message lui avait été transmis dans sa cabine. Elle ne m’a pas rappelée et ça ne lui ressemble pas du tout. Vous ne trouvez pas que c’est bizarre ? »
Pitt réfléchit.
« Oui, dit-il enfin. Assez bizarre pour qu’on s’en occupe. Vous avez l’itinéraire du Leonid Andreïev ?
— Un instant... Voilà, qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Quelle est sa prochaine escale ?
— Attendez, il arrive à San Salvador aux Bahamas à dix heures du matin et en repart le soir même à huit heures pour Kingston en Jamaïque.
— Merci, Sally.
— Mais enfin, qu’est-ce que toute cette histoire signifie ?
— Pour le moment, continuez à essayer de joindre Loren. Contactez le paquebot toutes les deux heures.
— Vous m’appellerez si vous apprenez quelque chose ? fit la jeune femme d’un ton inquiet.
— Oui, je vous appellerai », promit-il avant de raccrocher.
Il retourna s’asseoir à sa table.
« Qui c’était ? demanda Giordino.
— Mon agent de voyage, répondit Pitt en s’efforçant de dissimuler son angoisse. Nous allons faire une petite croisière dans les Caraïbes. »